Une passion française : l’orthographe … ou l’ortografe ?

André Chervel est un spécialiste reconnu de l’histoire de l’orthographe*. Agrégé de grammaire et docteur ès lettres, il a publié en 2006 une Histoire de l’enseignement du français du XVIIe au XXe siècle qui fut couronnée par l’Académie française du Prix Guizot**.

 L’auteur, il est vrai, souligne l’importance de l’action de Guizot en faveur de l’instruction publique, notamment son rôle décisif dans la formation des maîtres et la création des Ecoles normales.

André Chervel avait jadis défrayé la chronique universitaire en défendant, avec Claire-Blanche Benveniste, l’idée d’une orthographe phonétique, une réforme radicale donc. C’était de la théorie. Quarante ans après, Chervel revient sur la question de la réforme de l’orthographe, non pas assagi mais soucieux d’être efficace. Dans son petit livre L’Orthographe en crise à l’école » (Retz, 2008, 4,50 €), il souhaite toujours une réforme radicale mais le contenu de cette radicalité a changé. Au lieu de partir de présupposés théoriques, il s’appuie sur la réalité historique des évolutions orthographiques de la langue française. Depuis l’édit de Villers-Cotterêts qui fit du français la langue officielle du royaume, depuis la Renaissance donc, l’orthographe s’est transformée dans le sens de la simplification et de la rationalisation.

La cause ? La nécessité d’apprendre le français à un nombre de plus en plus important d’individus appelés à devenir d’abord des lecteurs puis des scripteurs de textes en français. D’abord orthographe de clercs qui apprennent à lire et écrire d’abord en latin (et parfois en grec ancien), l’orthographe du français est complètement déconnectée de l’expression orale. Il faut souvent passer par les langues anciennes pour comprendre comment les lettres se prononcent ou non dans la réalité. « Descrire » se lit décrire mais « description » fait entendre le « s » ! C’est compliqué et il faut apprendre des listes de mots pour le savoir. Chevel expose les étapes de la simplification orthographique (en moyenne une réforme tous les douze ans), portée par l’extension de l’alphabétisation et de la diffusion de la lecture puis de l’écriture. Elle s’adresse aussi bien aux étrangers (au XVIIIe siècle l’Europe des Lumières veut parler et écrire le français) qu’aux Français qui ont en commun avec les étrangers de parler une autre langue que le français (des dialectes voire des patois, le breton, l’alsacien, le basque…).

Ce mouvement s’arrête avec la loi Guizot de 1833 qui met en place les institutions permettant de former les maîtres à l’orthographe. Dès lors, le mouvement de simplification s’arrête : un corps s’identifie à la sauvegarde de l’orthographe telle qu’elle est et en fait le critère de l’accès au savoir.

Pourtant, Chervel montre que les fondateurs de l’école de la République ont eu conscience de la nécessité de poursuivre la simplification orthographique. Jules Ferry, Ferdinand Buisson, l’ont tenté suivis en cela par d’autres au XXe siècle. La dernière tentative date de 1990. Mais toutes ont échoué. Malgré la bénédiction de l’Académie, événement prend toujours deux accents aigus, et les efforts de rationalisation sont restés lettre morte : chariot s’écrit toujours avec un seul r tandis que charrette en prend toujours deux !

L’école élémentaire, depuis Jules Ferry, ne se limite plus à apprendre à lire, écrire et compter. L’enfant a besoin, dans la société moderne, surtout depuis la diffusion de la presse puis de l’audiovisuel, de s’ouvrir aux différents aspects de la vie. Le temps scolaire a même tendance à se réduire. André Chervel estime qu’avec l’orthographe actuelle, il n’est plus que deux options. Ou bien maintenir une orthographe qui demande du temps pour être maîtrisée au risque d’accepter la dégradation du niveau orthographique des élèves (deux années supplémentaires pour atteindre le niveau d’il y a vingt ans). Ou bien s’engager dans une réforme de simplification d’envergure, permettant de mettre en place des pédagogies elles-mêmes simplifiées et efficaces.

Il propose de supprimer tout doublement de consonnes sans rapport avec la prononciation, et la suppression du y, du ph, en premier lieu.

Mon expérience à l’université depuis bientôt quarante ans me conduit à apporter la plus grande attention à cette proposition. Il ne s’agit pas d’introduire une réforme de type phonétique qui, dans sa cohérence radicale, rendrait illisible pour la plus grande partie d’entre nous, les textes courants. Il existe un alphabet phonétique international et tout étudiant en langue sait ce que signifie transposer un texte dans cet alphabet qui reste une invention admirable. Il ne s’agit pas non plus de céder à la mode du SMS : ce n’est pas une orthographe mais une sténographie souvent très individualisée pour réduire la longueur des messages.

La question est de rendre l’orthographe plus accessible à tous, francophones ou non. Chervel compare notre orthographe avec celle des langues romanes et même d’autres langues européennes. Bien des simplifications y sont admises depuis longtemps. En italien, on écrit sans problème depuis la fin du XIXe siècle : teatro et non comme nous théâtre (avec un accent circonflexe dont on ignore la justification !) ou farmacia, comme en bien d’autres pays.

Est-ce qu’une telle réforme réduirait la fracture sociale comme s’interroge Vincent Truffy, le journaliste de Mediapart**** ? Chervel montre que la question de l’orthographe dans notre histoire est largement indépendante des questions politico-sociales du pays et doit plutôt être rapportée à des phénomènes de longue durée, comme celui de l’alphabétisation. La fracture sociale est loin d’avoir des origines purement culturelles. Mais elle en a : l’ascension sociale s’est vue filtrée par le latin, par la perfection orthographique, les mathématiques modernes, par l’étude de l’allemand, en même temps ou successivement. Que ces filtres soient mis en évidence et combattus en tant que filtres, c’est une question politique d’actualité. Le refus de la reproduction sociale sur des bases de ce type est légitime. Cela ne signifie pas que les mathématiques, l’allemand, le latin ou l’orthographe sont des disciplines à faire disparaître.

Une orthographe simplifiée demandera toujours un apprentissage et un effort intellectuel. Mais pourquoi faire compliqué quand on pourrait faire plus simple ? Je vous invite à lire ICI cet article, orthographié selon les propositions d’André Chervel. Vous constaterez qu’elles sont très sages.

François Marotin

* Pour connaître la liste des publications d’André Chervel, voir http://www.inrp.fr/she/pages_pro/chervel.htm

** Sur ce livre voir http://www.diffusion.ens.fr/index.php?idconf=1584&res=conf

*** A propos de ce petit livre, on se connectera au site du SNUipp-FSU pour lire l’interview de l’auteur qui y présente son ouvrage : http://www.snuipp.fr/spip.php?article6012

****Voir Mediapart, 12 déc. 2008, V. Truffy, « Simplifier l'ortograf peut-il réduire la fracture sociale? », http://www.mediapart.fr/journal/france/161208/simplifier-l-ortograf-peut-il-reduire-la-fracture-sociale
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